DIX-SEPT ANS

Ça y était, je le touchais du bout des doigts… Mon rêve de devenir célèbre. Tout était parfait. Ma voix, portée par les grattements de cordes de la guitare de Cecil, n’avait jamais sonné aussi juste et mes cheveux n’avaient jamais été aussi brillant. À travers la lumière éblouissante des spots, j’ai aperçu le public transporté ma ma -notre- performance. J’ai entamé le dernier couplet de ma chanson, persuadée que j’allais remporter le concours. J’imaginais déjà les gros titres le lendemain : « Carolyn Stowe, la découverte d’un immense talent de la chanson ». Puis c’est arrivé. Une fausse note, suivie d’une deuxième. Je me suis tournée vers Cecil à temps pour le voir mettre fin à ma vie, le front plissé et les doigts emmêlés sur sa guitare. « Mais qu’est-ce que tu fous ? T’as tout gâché ! » Je me suis avancée vers lui et, dans un large geste, lui ai administré une claque magistrale avant de quitter la scène, en larmes. Les titres ont changé : « Carolyn Stowe, la découverte d’un immense talent comique ». J’avais fini par me réfugier près d’une buvette sans-alcool et je vidais les verres de jus de fruit entre deux sanglots. Alors que j’observais une fontaine non-loin de là en me demandant si elle était suffisamment profonde pour m’y noyer, le gagnant de ce putain de concours s’était approché de moi pour me narguer : « C'est le jeu Oxford, on peut pas être bons partout. ». Je lui ai fait les gros yeux, pas sûre d’avoir bien compris. C’était un grand garçon dégingandé qui aurait pu être mignon sans cet air d’insupportable connard -de Cambridge qui plus est. J’ai immédiatement décidé qu’il serait désormais l’Ennemi et je l’ai repoussé violemment en m’écriant « De quoi tu te mêles ? Va te faire foutre avec ton trophée de pacotille, ce truc-là n’a aucune réelle importance, tu dois pas avoir grand chose dans ta vie pour t’en réjouir au point de venir l’agiter sous le nez des autres. » J’ai levé le menton avec le peu de dignité qu’il me restait et j’ai fait volte-face pour retourner auprès de la buvette. « Trophée que tu avais encore tes chances de posséder si tu n'avais pas choisi de frapper ton guitariste. Bon il y avait quelques fausses notes, mais t'aurais pu éviter de finir dernière. » J’ai entamé un mouvement du bras pour le frapper à son tour, mais je l’ai réfréné à temps. C’était inutile de me faire remarquer plus que ça. Je lui ai jeté un regard noir sans répondre pour finir par l’ignorer jusqu’à ce qu’il se décide à me foutre la paix. Qu’il me laisse noyer ma peine et qu’il aille parader ailleurs, je ne le reverrais jamais de toute manière.

DIX-NEUF ANS

Je ne sais pas trop ce qui m’avait poussé à assister à cette course. Peut être que mon attrait pour les jolis garçons musclés avait pris le pas sur la bruine glacée qui enveloppait Londres ce jour-là, toujours est-il que je me trouvais là, frissonnante, aux côtés de mon couple homo préféré. J’avais bien tenté de me hisser sur la pointe des pieds pour voir quelque chose, mais quinze minutes et deux crampes plus tard, je m’étais résolue à compter les brins d’herbe en attendant patiemment qu’Oxford gagne. Rapidement, la foule avait commencé à crier au scandale pour une raison qui m’était inconnue et à s’agiter violemment, si bien que j’avais été projetée à travers mon groupe d’amis et écrasée contre quelqu’un. « Oups, désolée, j’ai perdu l’équilibre et je… » Je m’étais interrompue en croisant le regard de Lysander Murray. « Cambridge ? » Le nez froncé, j’avais reculé d’un pas tout en me demandant ce que j’avais bien pu faire pour que mon karma soit aussi pourri. « Oxford ? Jolie course. » Je n’avais pas osé lui avouer que je n’en avais quasiment rien vu, mais son sourire de fouine en disait long sur le résultat. J’avais préféré ne rien répondre et je m’étais tournée vers Tristan et Andrea pour leur dire « Bon, puisque c’est fini, on peut y aller ? Je me gèle et vous m’aviez promis qu’on irait dans un bar après. » Après réflexion, c’était ça qui m’avait motivée à venir. Sous mes yeux horrifiés, ils s’étaient tournés vers une brunette inconnue qui elle-même avait questionné Murray des yeux. Je ne m’étais pas attendue à ce qu’il soit avec nous. Soudain, j’avais bien moins envie de poursuivre la soirée. J’avais bien raison ceci dit. Encore aujourd’hui, j’ai très peu de souvenirs de cette soirée, seulement quelques flashbacks qui me reviennent quand je suis saoule : trop d’alcool, Rolling in the Deep et -horreur- Murray à poil. Je me souviens seulement que le lendemain matin, j’ai fait une très belle démonstration de courage en m’enfuyant par la fenêtre de sa chambre, glissant le long de la gouttière en mini jupe et talons aiguilles. Ça reste l’un de mes exploits les plus mémorables.

VINGT-QUATRE ANS

Mes doigts s’ouvrent une seconde trop tôt. Les clés ratent la commode et heurtent le carrelage dans un bruit métallique. Je me mords la lèvre inférieure, retenant mon envie folle de tout casser. Je suis épuisée. Je me baisse dans un râle pour ramasser le trousseau et le pose à sa place, dans la petite coupelle de bronze qui trône sur le meuble du vestibule. J’ôte ensuite mes escarpins et les range soigneusement dans le placard. Il est un peu plus de minuit et j’ai quitté le studio il y a bien longtemps. Je suppose que c’est le défaut de vivre à Brooklyn…
Les lumières de New-York s’infiltrent à travers mes rideaux blancs. J’ai appris que New-York ne dormait réellement jamais. Comme moi en fait. Malgré les années passées à Sao Paulo, je n’ai pas encore réussi à m’habituer à ce rythme de vie. Deux mois et demi après mon emménagement dans la grosse Pomme, j’ai l’impression que mon rythme de vie va me tuer. Londres me manque. Au moins, là-bas, quand j’avais envie de tranquillité je pouvais la trouver. Mon téléphone sonne et le nom de mon producteur s’affiche sur l’écran. Il a probablement envie de discuter d’une nouvelle idée qu’il a eu en buvant son quatorzième café de la journée. J’hésite et renvoie finalement l’appel. J’ai trop besoin de me reposer. Je me dirige vers la salle de bain tout en laissant mes vêtements sur le carrelage derrière moi. Je me mets à chanter doucement tandis que l’eau chaude finit de détendre mes muscles. Mais qu’est-ce que je fais ? Je suis dans la ville où mes ambitions de star de la chanson pourraient se réaliser, et au lieu de ça je me bats à faire vivre une émission qui n’a aucun avenir. A Londres encore, j’avais un certain succès, mais ici il y a trop de concurrence dans le domaine. J’essore mes cheveux et me laisse tomber sur mon lit. J’essaye de réfléchir encore, mais le sommeil m’emporte.